THE ENEMY
Making Of

Par Fabien Barati – Partie 6/7

L’expérience utilisateur

La contrainte du journalisme

Je suis passionné par la manière de raconter des histoires dans des expériences interactives, en prédisant et en guidant les comportements du public. Mais The Enemy est le premier projet sur lequel nous n’avons pas totalement conçu l’expérience utilisateur et j’ai été déstabilisé au début de la production. Car il y avait une contrainte extrêmement forte portée par Karim : l’éthique journalistique. En effet, chaque geste et parole des combattants virtuels doivent être parfaitement calqués sur les combattants réels ; pas de place pour l’interprétation ou l’imagination. Moi qui cherche sans cesse à impliquer les utilisateurs en les faisant interagir, je me sentais très limité.

Cependant, une fois cette contrainte comprise et assimilée j’ai estimé que c’était une force énorme, une ligne éditoriale et artistique sans ambiguïté. D’autant plus qu’il y avait beaucoup d’autres questions à élucider : dans quels décors rencontre-t-on les combattants ? Comment sont-ils placés ? Comment arrivent-ils en face de nous ? Comment sont-ils introduits ?

Le défi était d’autant plus complexe que la VR n’en était qu’à ses débuts et nous ne pouvions qu’imaginer comment les visiteurs allaient réagir à nos choix conceptuels. Allaient-ils comprendre ce qu’il leur était demandé ? Et plus important, comprendraient-ils le message porté par les combattants ?

Des choix forts

De très nombreux tests et modifications ont eu lieu pour aboutir à l’expérience finale : casque VR sur la tête, on est introduit à l’expérience assis, puis on se lève pour visiter 3 pièces sobres représentant les 3 conflits. Celles-ci sont habillées d’éléments contextuels sur les combattants et leur pays (des photos de Karim) que l’on observe avant l’arrivée des combattants eux-mêmes, créant un effet de surprise. Nous sommes libres de les écouter en s’approchant d’eux. La conclusion de The Enemy est personnalisée à chaque visiteur grâce à l’analyse de comportement.

Entre ces lignes, mille détails ont été disséminés pour obtenir la meilleure expérience utilisateur : les gestes de combattants à notre encontre, le mouvement de recul si on s’en approche trop, la traduction en simultanée de leur discours, la manière dont lumière éclaire chaque pièce… jusqu’à régler les timings de chaque action, à la seconde prêt.

L’environnement est passé d’une pièce sombre à des salles blanches et lumineuses, en passant par des styles architecturaux plus expérimentaux. Les avatars qui représentent chaque utilisateur ont eux aussi évolué pour devenir des silhouettes simples et fantomatiques qui mettent les combattants en exergue.

Basé sur les idées de Karim, le processus de conception a permis à chacun d’apporter sa pierre à l’édifice avec de très bonnes idées de la part de tous les partenaires.

Collaboratif ?

Je dis souvent que The Enemy est une expérience mono-utilisateur que l’on fait à plusieurs. On est très proche du théâtre immersif comme Sleep No More avec la liberté de créer son propre chemin indépendamment des autres, au milieu d’une performance.

Car la question s’est posée mainte fois : doit-on interagir sous une forme ou une autre avec les autres participants ? Dans ce cas précis, il a été décidé que non, la collaboration serait un frein à la compréhension et à l’émotion que procurent le message des combattants virtuels.

L’aspect multi-utilisateur en tant que tel, c’est-à-dire le fait de savoir que nous ne sommes pas seul à faire l’expérience, modifie déjà la perception que l’on en a. A titre d’exemple, de nombreuses personnes étaient terrorisées de se retrouver nez à nez avec les combattants dans le premier prototype qui était mono-utilisateur. Cette peur a pratiquement disparu dans les versions suivantes, quand on peut voir la silhouette des autres personnes à coté de nous.

Un autre exemple assez intéressant est l’effet de groupe qui peut aider les moins téméraires à avancer dans l’expérience. Qu’on le veuille ou non, il y a donc une forte différence entre mono et multi-utilisateur, même sans réel collaboration.

Comme dans Sleep No More, on déambule librement dans un environnement vivant

El Salvador

En juin 2016, le troisième et dernier conflit traité dans The Enemy fut déterminé : ce serait le combat entre les gangs du Salvador. C’est l’un des pays les plus dangereux du monde avec ses guerres de territoire dues au trafic de drogue. A mon grand regret je ne pris pas part à ce dernier voyage. Je fus remplacé par un réalisateur et journaliste, Yoray Liberman.  Jean-Gabriel fur lui remplacé par Quentin Esperse. Avec Selim, ils pourraient monter le studio très rapidement sur place, opérer les captations et démonter aussi vite. En effet, la dangerosité du lieu imposait une véritable opération commando.

Le 1er juillet nous nous retrouvions dans nos bureaux d’Emissive pour, une nouvelle fois, s’entrainer à monter le studio et obtenir les données les plus qualitatives. Car cette fois je ne serais pas sur place pour contrôler le résultat. C’était aussi l’occasion de former Yoray qui n’avais jamais vu le dispositif.

Ils partirent le 4 juillet. Comme d’habitude, tout avait été préparé avec soin par Silvia : le lieu de résidence, de captation et surtout les potentiels combattant à interviewer. Ils parvinrent à effectuer toute l’opération de captation en une seule journée avec des membres de gangs aux vies inimaginables. Les données étaient bonnes : ce fut un grand succès !

Nous pouvions maintenant intégrer les deux derniers combattants au projet : Koki et Vladimir.

Koki, intégré en 3D dans The Enemy

Ce fut la dernière étape pour permettre la finalisation du contenu de The Enemy. L’ouverture était prévue début 2017. Le timing était serré, d’autant qu’il restait aussi à intégrer une brique fondamentale du projet : l’analyse comportementale.

Analyse comportementale

Bénéficiant d’un fellowship au MIT, Karim est très proche de l’université américaine qui est partenaire du projet. En son sein, le ICE Lab créé par Fox Harrell a activement participé à la création d’une fonctionnalité de The Enemy : l’analyse comportementale des utilisateurs qui permet deux choses :

  • Créer des statistiques détaillées qui déterminent comment le message des combattants est reçu par le public.
  • Participer à la personnalisation de l’expérience pour chaque utilisateur en modifiant sa fin. En effet, à l’épilogue on devient nous-même un des combattants suivant notre manière d’agir.

Cette analyse se base sur un questionnaire rempli par les utilisateurs avant l’expérience et sur la captation en continu de la position et l’orientation de leur tête.

On peut ainsi déterminer si on regarde les combattants dans les yeux. Ou si on est agité en écoutant l’un d’entre eux.

Après avoir détaillé les données que l’on pouvait récupérer à partir des mouvements des utilisateurs, Fox et son équipe ont produit des algorithmes que nous avons intégré dans l’expérience.

Il était prévu à l’origine d’utiliser des capteurs biométriques mais ce n’était pas possible pour une exploitation publique. Outre leur prix, ces capteurs demandent en effet d’être calibrés correctement (et longuement) pour chaque personne.

Les combattants réagissent différemment selon notre comportement

Exploitation : nouveaux challenges

Tout était nouveau dans The Enemy : le concept, la technologie, le matériel. Il était extrêmement difficile de prévoir toutes les contraintes auxquelles nous allions être confrontés, notamment les questions d’exploitation où se mêlent des problématiques d’expérience utilisateur et de matériel.

Je décris ici comment se passe le parcours des participants et la logistique qui y est associée, fruit d’une longue réflexion et de tests.

Tout le processus est facilité par notre système de contrôle, hébergé sur l’ordinateur Serveur. Il permet de gérer les utilisateurs, le matériel, le lancement et le suivi de l’expérience. C’est aussi un moyen efficace de monitorer les éventuels problèmes qui peuvent survenir, même à distance. Son interface simple et très visuelle permet aux agents de maîtriser tout le déroulement de l’exploitation.

Parcours utilisateur

Lorsqu’on vient faire l’expérience, on remplit un questionnaire après avoir été accueilli par un agent. On est ensuite briefé puis équipé du sac à dos et du casque VR.

Pour exploiter The Enemy à 20 utilisateurs par heure, on fait partir 5 utilisateurs tous les quarts d’heure. L’expérience durent entre 45 et 50 minutes selon l’utilisateur.

Les groupes ne se croisent jamais. On suit un flux linéaire dans l’environnement virtuel qui ne nous fait pas revenir sur nos pas dans l’espace réel. Aucune chance de se perdre, on est guidé d’une pièce virtuelle à l’autre.

A la fin de l’expérience, une voix nous demande d’avancer jusqu’à un point de repère et de retirer le casque VR. On est alors déséquipé par un agent qui nous indique la sortie où on profitera d’informations supplémentaires sur le projet et de la possibilité de débriefer avec son groupe.

C’est un parcours fluide et simple pour les participants. Nous souhaitions que le côté technique soit mis de côté au profit du message qui leur est diffusé.

Leur prise en charge par les agents est facilitée, ces derniers ne se concentrant que sur l’accueil, l’équipement et le déséquipement des utilisateurs. Une formation d’environ 3 heures est nécessaires pour former les former à leurs tâches.

Les visiteurs sont équipés par des agents

Logistique matérielle

Nous avons réfléchi à la méthode la plus efficace pour gérer le matériel, celle qui prend le moins de temps et le moins de personnel. Nous avons réussi à automatiser une bonne partie du processus de lancement de l’expérience mais elle nécessite tout de même l’intervention d’agents à certains moments clés.

Le matériel porté par les utilisateurs est stocké de manière à ce qu’il soit facilement accessible et ordonné. Il faut pouvoir changer les batteries des sacs à dos rapidement ; des chargeurs de batteries se trouvent donc tout proches. Chaque casque VR est nettoyé entre chaque session. Et du matériel de rechange est à disposition au cas de défaillance d’un ordinateur ou d’un casque VR.

Le matériel est disposé pour permettre un flux de visiteur optimal

Par utilisateur, on a donc un sac à dos / PC, un casque VR, 2 chargeurs de batteries permettant d’accueillir 8 batteries (et ainsi obtenir une autonomie infinie). On y ajoute le matériel de rechange. Ce n’est pas anodin, cela fait au total plus de 200 batteries !

Transport et installation

Tout le matériel tient dans un volume plutôt restreint par rapport à la surface de 300m² que nous pouvons exploiter : quelques caisses suffisent. Le transport d’un pays à l’autre n’est pourtant pas une mince affaire. Les batteries, notamment, doivent voyager dans des vols spéciaux. Chaque déplacement représente un travail de coordination important.

Je tire mon chapeau à Hélène Adamo qui en a mené une grande partie, en plus de son travail titanesque de gestion du projet dans sa globalité.

L’installation est précédée de l’étude de la zone d’exploitation dans laquelle on s’assure qu’il n’y a pas de matériaux réfléchissants ou de lumière directe du soleil. L’étude permet aussi de disposer virtuellement les caméras de tracking. Une fois sur place, c’est leur installation qui prend le plus de temps. On compte 2 jours de mise en place au total pour avoir le temps d’effectuer tous les tests nécessaires.

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